Les petits matins bleus

Deux saisons de silence et nous revoici. C’est que le temps passe autrement en confinement, vous ne trouvez pas? C’est un peu comme l’antisemaine des idylliques quatre jeudis, où ce n’est pas jeudi qui se répète incessamment, sans quoi nous serions constamment en train d’encaisser notre paye et ce serait ladies night over and over again, non, ce n’est pas jeudi. Même pas proche. C’est plus comme un lundi qui ne serait vraiment pas férié. Un antiférié. Les impôts, quoi. Nous vivons l’interminable marasme d’un lundi gris pendant lequel il nous faut faire nos impôts. Encore et encore et encore.
Le chum: « Marasme », quessé ça encore?
Moi: Apathie profonde.
Le chum: « Apathie », quessé ça encore?
Moi: Voir “marasme”.
Alors j’ai choisi de souhaiter une « moins pire » année à tous et de niveler mes standards et attentes vers le bas. Envers les autres autant qu’envers moi-même. Ça là, c’est une façon vraiment édulcorée d’appliquer la bienveillance. De donner une chance aux autres et à soi-même.
Cette semaine j’ai une mission: nourrir le chat des voisins qui se sont isolés au chalet. C’est tellement un événement pour moi, c’est si dépaysant d’aller chez quelqu’un d’autre, que je me fais les jambes avant. Je me mets belle pour le chat, oui. J’enfile mon manteau mais pas de tuque pour éviter de me décoiffer (hello??), d’un coup que je fais un selfie pour les voisins, puis je pars à l’aventure. Le matin est bleu. Ma respiration dessine des nuages éphémères. C’est une belle journée.
Et je déboule l’escalier glacé. Chacune des cinq marches qu’il me restait à descendre me cogne les vertèbres, m’éclate la peau, me coupe le souffle. Je suis surprise. Je suis honteuse. Je suis décoiffée.
Mais ne vous inquiétez pas, le chat a mangé.
« Qu’est-ce que tu penses que ta chute symbolise? », me demande la masseuse à qui je confie mon dos de bois le lendemain. Je repense à sa question, étendue quelques heures plus tard, de la glace enveloppée dans un furoshiki magnifique que je me refuse égoïstement à offrir. Je sais que ce n’est pas à ça que ça sert, mais gang, j’ai fait mes jambes, je ne vais pas compléter mon look avec un linge à vaisselle, tsé. Bref. Je me rappelle aussi que quelques temps auparavant, au détour d’une discussion, on m’avait conseillé d’accueillir la situation actuelle du confinement, d’accepter les difficultés telles qu’elles sont.
Accepter. Accueillir. Arrêter. Arrêter de chercher la normalité où il n’y en a pas. Arrêter de croire que les autres s’en sortent mieux et que je n’essaye pas assez de tirer profit du bon côté des choses.
Je repositionne le furoshiki glacé sur l’ecchymose qui me grimpe sur les côtes. 
J’ai l’impression qu’il y a eu le Grand Confinement, puis The Great Resignation (« La Grande Démission »), soit cette vague de démissions professionnelles qui a frappé l’Amérique du Nord, mais qu’il y a aussi le Grand Néant. Au cours de la pandémie, il s’est passé plusieurs choses sur l’échiquier mondial, au niveau national et local, mais je crois que ces événements glissent au deuxième plan parce que la mise au point collective demeure centrée sur les données de la pandémie. De plus, nous passons beaucoup plus de temps entre nos quatre murs, dépouillés des interactions habituelles, ce qui crée ledit sentiment de néant. Comment bâtit-on sa mémoire sur du néant, qu’elle soit collective ou individuelle? Qu’aurons-nous à raconter de nos solitudes respectives au sortir de cette pandémie?
Peut-être rien.
Il y a de ces choses qui ne se racontent pas, qui ne peuvent que se vivre. « Fallait être là. » À défaut d’avoir quelque chose à raconter, peut-être aurons-nous seulement quelque chose à reconnaître, chez les autres et en soi.
Je pense que ça, c’est une façon vraiment moins édulcorée d’expliquer la bienveillance.
Ça fait qu’on est rendu à la mi-janvier, après deux saisons de silence et un bleu gros comme l’URSS dans le dos, c’est là que je vous souhaite une « moins pire » année, remplie de surprises moins douloureuses qu’un escalier glacé au petit matin, et de l’acceptation, de l’accueil et de la bienveillance. Envers les autres, envers vous-mêmes.
Au plaisir,
MSBe