Les carreaux

Il y a de ces souvenirs dont on pourrait bien se passer. Des moments qui nous ont balafré l’âme ou la peau et qui ne s’estompent pas avec le temps. Il y a de ces brèches qui ne se colmatent pas. Les paroles s’envolent, mais les cris restent. Ceux qu’on a poussés et ceux qu’on a retenus. Longtemps. Il y a longtemps.

Le chum: C’est beaucoup de bruit, cette vague de dénonciations. C’est comme si toutes les femmes avaient quelque chose à raconter.
Moi: Je pense que plusieurs femmes ont quelque chose à raconter, effectivement.
Le chum: Toi, t’as déjà vécu un truc du genre?
Moi: Bah, des trucs déplacés, mais je m’en suis remise.
Le chum: C’est parce que t’es faite forte!
Moi: Je pense que j’ai juste été chanceuse.

“Vingt fois sur le métier, remettez votre ouvrage”. Connaissiez-vous cette citation? Elle est de Nicolas Boileau, poète et écrivain français. Eh bien, je croyais qu’elle provenait de l’Odyssée d’Homère (je sais, vous aussi, right?!). De l’importance de vérifier ses sources avant de publier un blogue. Bref. Dans l’Odyssée, Pénélope, la fidélité en personne, refuse de reprendre époux malgré l’interminable absence de son mari Ulysse. Pour éloigner les prétendants, elle donne comme excuse la confection d’une large voile qu’elle se doit de terminer avant une éventuelle seconde noce. Toute la journée elle tisse et toute la nuit elle démonte son ouvrage. La ruse dure plusieurs années, jusqu’au retour d’Ulysse.

Dans la vraie vie, il n’est malheureusement pas toujours aussi simple de s’éviter malheur, sans quoi le métier à tisser et le rouet seraient ZE hobby tendance du moment.

Dans la vraie vie, le parcours de l’être humain moyen s’apparente beaucoup plus à une courtepointe d’antan qu’à une voile, lisse et uniforme et aisément démontable et remontable - du moins pour Pénélope.

Certaines portions de la courtepointe sont proportionnées, agencées, réfléchies. Elles sont maintenues solidement les unes contre les autres par un fil robuste cousu par une rutilante machine à coudre. Il est agréable de tracer du doigt les motifs des carreaux disparates et suivre les rails linéaires des coutures jusqu’à la prochaine jonction. Certaines couvertures sont entièrement œuvrées de cette façon, mais elles sont rares chez celles des premiers temps.

La majorité des courtepointes contiennent effectivement de beaux pans bien équilibrés. Toutefois, il s’y insère souvent des morceaux qui détonnent. Est-ce dû à la texture du tissu? L’usure de la fibre? La couleur qu’on aime moins? Difficile à dire. Ce n’est pas ma courtepointe, alors je ne sais pas quel est le “ceci” qui explique le “cela”. Tout ce qu’il m’est possible d’avancer hors de tout doute, c’est qu’à un moment donné, la rutilante machine à coudre a pris le bord. Les coutures ont déraillé pis un carreau vraiment pas rapport s’est retrouvé là. Y’a quelque chose qui s’est patenté à la mitaine. Le robuste fil a été remplacé par un tortillon de laine pas trop cute, on dirait une cicatrice qui mord un muscle. C’est pas beau tout de suite, pis ça sera pas beau tout à l’heure non plus.

Visiblement, y’a fallu travailler fort pour faire une place à ce carreaux là dans la courtepointe. Les tissus suivants ne sont pas beaucoup plus sharp. C’est une expression de Catherine, ça - sharp - comme dans “Il est ben sharp ton chandail, mon amie! Tu l’as pris où?”, et chaque fois ça me fait penser à Radio Enfer, je sais pas pourquoi. En tout cas. Association libre. Les carreaux subséquents ne sont donc pas très sharps, mais l’effort y est. Ça paraît que l’artisan a demandé de l’aide à moment donné parce que les points ne sont pas tous pareils. C’est correct, ça finit par se tenir un peu mieux. Tranquillement, une nouvelle unité s’installe. Pas la même qu’avant, quelque chose a clairement changé dans l’intention créative. Quand les doigts courront sur la couverture, d’un motif à l’autre, de couture en couture, ils ralentiront sans doute un peu sur ce petit chapitre de tissu qui ne ressemble à rien, et qui pourtant ne bougera pas. Comme tous les autres, et ce même s’il jure, il est irremplaçable. Sans lui, la courtepointe ne se tient plus.

Je pense que la conception d’une courtepointe, c’est difficile. L’intégration de certains carreaux est un travail de longue haleine, un processus parfois douloureux quand manquent les ressources. On préférerait oublier les cris et les grincements de dés (à coudre), mais c’est impossible. On aurait préféré s’endormir après s’être piqué les doigts, comme dans le conte de la Belle au bois dormant, mais nos yeux sont restés bien ouverts. On aurait préféré faire comme si de rien n’était, mais c’est une stratégie qui ne survit pas au passage du temps, comme le témoignent les dernières actualités.

Je reviens sur Boileau, qui s’avère le petit carreau égaré de ce texte. J’ajoute à sa citation le vers qui la précède dans le poème d’origine:

Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage,
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage,
[...]

Certains souvenirs deviennent inoubliables contre notre gré. Ce n’est pas ce qui était prévu, mais c’est ce qui s’est passé. Ce n’est qu’avec beaucoup de courage et de temps, je pense, qu’il est possible de les imbriquer, certes sans aise et maladroitement, dans notre petite courtepointe de vie.

Au plaisir,

MSBe